De l'inutilité de l'écriture

Venise-17.jpg Photo E.S.

Ecrire semble profondément inutile. Projeter sur un monde chaotique une parole qui ne l'est pas moins suffit juste à épancher la nécessité d'exprimer ce chaos, à soulager l'idéal de conscience critique qui habite l'homme fatigué d'être citoyen. Moins rationnelle encore est la pulsion qui façonne l'écriture pour la rendre difforme, inapte à décrire l'architecture de l'existence dans sa pureté glaciale.

Pureté et chaos, voici les pôles rageurs entre lesquels tout être se balance, pendu à une corde raide et invisible. Lorsqu'il s'y attache, inutile et irrationnel devient le fait d'écrire. Ce n'est que dans le mouvement tiède, dans la subtile tension des fadeurs moites, dans la profondeur de la vase flottant dans l'indécis que l'écriture résonne, brûlante, de ces entre-deux, où l'idéalisation collective du réel s'effrite sous le pouls de l'existence.

Autant qu'inutile, écrire semble profondément nécessaire. Sans décrire, il s'agit de dire ce qu'on voit les yeux fermés, ce qu'on entend dans le bruit du ciel blanc de nuit, ce qui tient debout quand tout palpite en suffoquant. Les verres grisés par lesquels on aperçoit la pureté du chaos protègent de tout voyeurisme car l'oeil s'y reflète, mi-clos. En écrivant, c'est le soi que l'on construit, comme une humble participation à la multiplicité de l'être. C'est là aussi l'unique réponse possible à cet homme qui, d'une nonchalance élégante lança, le regard droit et la main franche :

"Sois !"


Postlude à un échange spontané de considérations quotidiennes, son injonction, ordre ou conseil, vibre comme une lame plantée dans le terreau de l'existence et sur laquelle on trébuche, distrait des beautés froides du monde.