Le temps fait espace par la lenteur

DSC_9638.jpg Photo E.S.

Il est aussi surprenant que rassurant de constater qu'un trajet en train peut totalement bouleverser les notions habituelles de temps et d'espace, qu'on croyait jusqu'alors maîtrisées, du moins partiellement colonisées par l'habitude d'exister sous un ciel identique, derrière un horizon appris. Chaque kilomètre avalé par l'enfilade de wagons fièrement peints est une portion de temps à déduire de ce qui fait ces journées de plus en plus courtes. Non pas qu'elles le soient réellement, ne rien entreprendre devient une occupation à même d'habiter étrangement les heures perdues et le temps gagné. Les rituels rassurants d'appropriation de la temporalité deviennent doucement vains et, à vrai dire, futiles : rien de ce qui rythme l'espace entre les crépuscules ne correspond à un sentiment vécu de faim, de fatigue ou d'activité. La suite des mouvements humains se décale insidieusement vers la nuit ce qui lui confère un halo de fête permanente : se lever à la mi-journée semble aussi naturel au voyageur qu'ingurgiter alors un demi-poisson fumé à l'heure du lieu. Hagard d'une nuit à danser sur les frontières, il guette dans les couleurs du ciel une quelconque correspondance avec son état intermédiaire, sans y parvenir.

C'est que les fuseaux sont de longues barrières de verre que le convoi perce comme une lumière : il n'en a pas la vitesse, mais en possède l'immatérialité souveraine. Traverser le temps donne certains droits. Certains devoirs aussi, auxquels le corps doit se soumettre sous peine de voir en son wagon une prison trop moderne.

Il s'agit de poser son regard sur la terre qui glisse aux fenêtres, de le laisser s'élever au faîte des cathédrales enflammées d'automne que les bouleaux sibériens construisent en noir et blanc, d'en caresser enfin les quelques brèches ouvertes par le vent entre l'albâtre du ciel et le charbon de la terre qui sont comme un tronc sans sève.

Alors, le minuscule espace compartimenté entre la fenêtre et la porte est une maison sans murs où tout ce qui touche le regard est contenu.

Bien sûr, l'immensité enivrante appelle à s'arrêter, franchir le seuil transparent et fixer l'espace dans la durée stabilisée. Ce paysage-là serait beau par ses limites, par la frontière circulaire qu'il imposerait à l'oeil rassuré par celle-ci. Ce qui s'opère de l'intérieur de cette maison ouverte aux vents est pourtant plus fort, plus dense et moins palpable tout à la fois.

On y apprend que les nuances du vert au rouge sont infinies ; qu'il est possible de voir un même arbre gonflé de verdure matinale dorer sous le soleil zénithal puis s'empourprer au couchant pour se dévêtir face à la nuit ; que l'absence d'activité, tout comme la contemplation peuvent, à force de grandeur et de patience, être érigées en activités légitimes ; que le temps et l'espace s'accordent enfin lorsqu'on les traverse ; que le peu est plus qu'assez ; que l'homme doit ce qu'il est à ce qui l'entoure et qu'il est riche de ce qui ne lui manque pas.