Paysage

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Photo E.S.

La notion de paysage semble trop faible pour recouvrir la dentelle infinie que découpe le fil du lointain sur le bleu du ciel. L'usage de ce terme ayant trop servi ne peut correspondre à la mobilité que l'ouverture totale de l'horizon impose au regard écarquillé. C'est que ce bleu vibrant, envahissant l'exacte moitié de l'espace, affirme le sentiment d'être inclus dans un tableau au titre rêveur plutôt que de contempler les perspectives qu'il décrit.

Ainsi, l'horizon dilué dans la plaine se déroule sous les pas mécaniques, soulevant un nuage de poussière fine qui danse entre le bleu et le brun.

Un paysage, un horizon sont comme un rêve : ils perdent leur immatérialité essentielle lorsqu'on les habite. Ils ne deviennent tels que lorsqu'on les quitte. De fait, y séjourner implique un ancrage puissant, une implication lente dans le présent et dans le lieu. Exister à la lisière de l'immensité du ciel donne alors à chaque geste une signification forte. Le temps étant la seule matière première présente en abondance, tout le reste est précieux.

Offrir c'est donner de soi, c'est sacrifier pour honorer. Reçevoir, c'est reconnaître ce sacrifice et s'en montrer digne. Dans cette intensité du geste, le sourire vaut enfin pour ce qu'il est.

Et lorsque l'hémicycle repeint en noir se crible de braises blanches attisées par le vent, c'est l'inconscient qui achève de déchiffrer les signes vrais que la conscience ne sait plus lire. Les gestes alors ne comptent plus ; seul compte ce qui se dit là-haut, dont le murmure couvre le réel d'une chape de silence assourdissant et généreux.

Frontières

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Photo E.S.

L'homme éprouve un besoin naturel de se protéger en portionnant le territoire alentour, en le délimitant et en le cloisonnant par l'usage de murs, de frontières et autres barrières plus ou moins symboliques, plus ou moins matérialisées. Ces cloisons sont le fruit d'un jeu permanent de tensions entre plusieurs pôles identitaires cherchant à se distinguer moins par leurs qualités intrinsèques que par l'activation permanente d'un sentiment réciproque d'extériorité.

La frontière est cependant toujours profondément ambiguë. Si elle cherche à séparer ce qui est connu de ce qui n'a pas à l'être, elle invite surtout, par son existence, à être franchie. Elle est aussi salutaire car possède le pouvoir de définir.

Pourtant, franchie, l'extérieur devient intérieur et invite à substituer à la crainte fascinante de l'inconnu une connaissance réaliste d'un ailleurs payant aussi son dû au temps présent.

Mais ce combat constant pour le droit à l'horizon prend, à une échelle importante, une tournure bien plus sournoise qu'une simple palissade de bois plantée au fond du jardin. Car il ne s'agit pas seulement, en guise de frontière, d'élever un mur - un mur est toujours franchissable car il demande à l'être - mais bien d'élever un sentiment de frontière, bien plus étrange et repoussant.

Si rien ne sépare alors physiquement un espace défini d'un autre, c'est bien les interminables heures d'attentes inexpliquables, le rigorisme malsain d'un officiel à l'uniforme trop fièrement porté, l'attention presque obsédée portée à un livret cartonné et les regards suspicieux et durs qui forment les éléments constitutifs de la frontière réduite à l'état de symbole.

Les symboles sont puissants, mais ils dépendent de la croyance en leur capacité de se substituer au réel. Traverser, et voir les mêmes hommes vibrer des mêmes angoisses, pleurer des mêmes joies réduit cette croyance à une superstition vague.

Bien sûr, l'identité diffère, mais c'est la barre rocheuse, le lac profond ou le vent nouveau qui marque le changement naturel. Les frontières sont nécessaires uniquement par la possibilité qu'elles offrent d'être transcendées. N'affadissons pas ce bien immense en murant l'esprit par la force d'un symbole inamovible.

Baikal

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Photo E.S.

Virgule étrange de ce pays
Long comme une phrase se cherchant
Le lac aux rives creusées de vent
Défie les regards insoumis

Tant l'or fondu sur les versants
Se fige aux langues de l'eau claire
Que son bleu est comme le sang
Des nuits du ciel bu par la mer

Si dieux existent c'est ici
Que s'élève le sanctuaire
De la pureté du jour promis

Si dieux n'existent c'est ici
Que s'imagine le cimetière
Du vrai du beau de l'infini

Vers lestes

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Photo E.S.


Bouquets d'allumettes blanches
Fichées dans le sol sombre
Le souffre frotté aux bords du ciel
Se consumme lesté de pâleurs franches

Le mot immense s'éteint en s'écrivant
Et c'est ce feu porté par le vent
Lêchant les cimes et les branchages
Qui donne à lire en son visage
La vraie grandeur de son emprise

Point d'attente dans la lenteur
Le temps s'étire et craque en son long
Dans un bruit de valse et de sommeil

Le temps fait espace par la lenteur

DSC_9638.jpg Photo E.S.

Il est aussi surprenant que rassurant de constater qu'un trajet en train peut totalement bouleverser les notions habituelles de temps et d'espace, qu'on croyait jusqu'alors maîtrisées, du moins partiellement colonisées par l'habitude d'exister sous un ciel identique, derrière un horizon appris. Chaque kilomètre avalé par l'enfilade de wagons fièrement peints est une portion de temps à déduire de ce qui fait ces journées de plus en plus courtes. Non pas qu'elles le soient réellement, ne rien entreprendre devient une occupation à même d'habiter étrangement les heures perdues et le temps gagné. Les rituels rassurants d'appropriation de la temporalité deviennent doucement vains et, à vrai dire, futiles : rien de ce qui rythme l'espace entre les crépuscules ne correspond à un sentiment vécu de faim, de fatigue ou d'activité. La suite des mouvements humains se décale insidieusement vers la nuit ce qui lui confère un halo de fête permanente : se lever à la mi-journée semble aussi naturel au voyageur qu'ingurgiter alors un demi-poisson fumé à l'heure du lieu. Hagard d'une nuit à danser sur les frontières, il guette dans les couleurs du ciel une quelconque correspondance avec son état intermédiaire, sans y parvenir.

C'est que les fuseaux sont de longues barrières de verre que le convoi perce comme une lumière : il n'en a pas la vitesse, mais en possède l'immatérialité souveraine. Traverser le temps donne certains droits. Certains devoirs aussi, auxquels le corps doit se soumettre sous peine de voir en son wagon une prison trop moderne.

Il s'agit de poser son regard sur la terre qui glisse aux fenêtres, de le laisser s'élever au faîte des cathédrales enflammées d'automne que les bouleaux sibériens construisent en noir et blanc, d'en caresser enfin les quelques brèches ouvertes par le vent entre l'albâtre du ciel et le charbon de la terre qui sont comme un tronc sans sève.

Alors, le minuscule espace compartimenté entre la fenêtre et la porte est une maison sans murs où tout ce qui touche le regard est contenu.

Bien sûr, l'immensité enivrante appelle à s'arrêter, franchir le seuil transparent et fixer l'espace dans la durée stabilisée. Ce paysage-là serait beau par ses limites, par la frontière circulaire qu'il imposerait à l'oeil rassuré par celle-ci. Ce qui s'opère de l'intérieur de cette maison ouverte aux vents est pourtant plus fort, plus dense et moins palpable tout à la fois.

On y apprend que les nuances du vert au rouge sont infinies ; qu'il est possible de voir un même arbre gonflé de verdure matinale dorer sous le soleil zénithal puis s'empourprer au couchant pour se dévêtir face à la nuit ; que l'absence d'activité, tout comme la contemplation peuvent, à force de grandeur et de patience, être érigées en activités légitimes ; que le temps et l'espace s'accordent enfin lorsqu'on les traverse ; que le peu est plus qu'assez ; que l'homme doit ce qu'il est à ce qui l'entoure et qu'il est riche de ce qui ne lui manque pas.

Imagination

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Photo E.S

Angoisse de ne pas vivre pleinement l'instant fruit de sacrifices enracinés dans la chair.

Supposition hasardeuse qu'il est possible, en le figeant, d'en traduire la substance essentielle en un amas de points lumineux arbitraires car objectifs.

Espoir moderne que cela durera assez pour prendre le relais du souvenir qui s'efface car mal habité. Comme les pas trop légers dont l'empreinte neigeuse se disloque aux souffles de la nuit.

Regret enfin d'affirmer j'y étais sans trop y croire.

Lire le temps qui s'ancre dans l'espace, qui s'y fixe provisoirement et qui repart en dilatant ses pores exige de perdre son temps. Etant pressé, le suc s'exprime mais, reposé, tout s'imprime et ne craint nul vent.

Désoeuvrement

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Photo E.S.

C'est dans un hall de gare qu'on est le mieux pour écrire le sentiment de foisonnement, de frénésie froide de la ville qui "ne dort jamais" (encore une...). Si elle ne dort effectivement pas, ses habitants pourtant semblent figés dans un dignité cireuse proche de l'assoupissement. Regard dur et désintéressé du moindre évènement extérieur générateur de changement dans la conception régulée et réfrigérée qu'ils semblent entretenir de ce qui les entoure. Ce n'est pas qu'ils fussent froids ou hautains ; simplement, tout semble reposer sur un système abstrait de règles rassurantes par leur existence, indépendamment de leur contenu souvent arbitraire. Ces règles déchargent le citoyen de toute justification, de toute tentative d'élévation à une condition moins abrutie. La profusion de ces rigueurs étatiques paraissent imposer au citadin un regard las, dénué de tension vers un lendemain épanoui.

Les postes à haut potentiel d'ennui fleurissent alors le long de tout édifice ou centre supposé d'intérêt. Il s'agit de surveiller le haut d'un escalier automatique sans céder aux paupières plombées, de suppléer au portails automatiques d'accès, peu efficaces, en jetant un regard vague sur la zone, regard sensé dissuader les resquilleurs, ou encore d'assurer la sécurité d'un hall vide en guidant l'hypothétique visiteur à traversun détecteur de métaux inopérant.

C'est bien l'occupation du poste qui importe, plutôt que ce qui s'y fait, l'effet étant au mieux nul. Car il ne s'agit plus de produire, mais de répondre avec passivité aux injonctions d'un état engoncé dans les brillances d'un empire éteint. Peut-être cette "âme russe", mélange de mélancolie digne et de pessimisme bureaucratique, est-elle le produit de la résignation, peut-être son bonheur n'est-il pas dans l'espoir mais dans la conviction puissante qu’aujourd’hui vaut mieux que demain.

Pendant ce temps, le flot de passagers défile devant l'employée au regard vide : y brille seulement la conviction de participer humblement à la bonne marche d'une société qui doit nécessairement savoir où elle va tant ses acteurs en sont ignorants.

Ceci n'est pas un blog de voyage

ES-16.jpg Photo E.S.

Le voyage ne forme pas la jeunesse, il façonne l'être et lui donne ses raisons. Si Edmond Schield décide de partir, ce n'est que la réalisation assumée d'un état de fait : nous sommes tous en partance. Chaque instant est tendu vers le suivant, dût-il périr dans cette inadéquation au temps domestiqué. Chaque subjectivité s'enorgueillit de son propre devenir, sans parvenir à être infiniment présente.
Enfin, tout être est partant en ce qu'il porte son regard sur le sentier odorifère que ses pas promettent, sans humer les vapeurs huileuses du présent qui se consume.

Partir c'est donc plonger le temps domestiqué dans l'abîme de l'être, présent à soi et seul responsable de sa dissolution dans l'infini des possibles.

Rassurez-vous, Edmond ne part ni loin, ni longtemps.
Ce ne sera qu'un instant, le temps de façonner cet Il désert.

Rien ici de ce voyage que l'émoi quotidien qu'il provoquera, mis en lumière par quelques fulgurances verbales et picturales.

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